Michel II CORNEILLE dit CORNEILLE le Jeune (Paris, 1642 – id., 1708)
Vers 1663
Loth et ses filles
Huile sur toile, agrandie d'une bande de 2cm sur le pourtour, 130 x 182 cm
PROVENANCE
- France collection particulière jusqu’en 2012 ; acquis à cette date par le dernier propriétaire jusqu’à sa cession en 2022.
Michel II Corneille (Paris, 1642 – id., 1708), est reconnu de nos jours comme l’un des peintres d’histoire majeurs de l’école française à la fin du règne de Louis XIV. Malgré l’absence de monographies, il est avéré que cet artiste qui deviendra proche de Pierre Mignard participa aux plus grands chantiers de son temps. Ce fut d’abord, en 1670-72, le décor du Salon de Mercure des Grands Appartements du Château de Versailles (in situ), puis, en 1688, celui du Grand Trianon (également in situ). En 1702-1703, Michel Corneille décora encore la chapelle Saint-Grégoire de l’Église royale des Invalides (connu par la gravure et par des esquisses réapparues récemment sur le marché de l’art). L’artiste fut également l’auteur de grands tableaux pour les églises tel La Vocation de saint Pierre et saint André, May de Notre-Dame de 1672 (Musée d’Arras), L’Assomption pour le maître-autel de Notre-Dame de Versailles (in situ) ou encore La Fuite en Égypte pour l’église Saint-Nizier de Lyon (également sur place). Citons également le rôle de premier plan joué par Corneille lors du remplacement de Colbert par Louvois. Il sélectionna les modèles et sujets à transcrire pour la tenture dite des Sujets de la Fable. Le superbe Jugement de Pâris, qui est une adaptation peinte de l’estampe de Raimondi d’après Raphaël (Lyon, musée des Beaux-Arts), s’inscrit dans ce cycle de tapisseries. Au-delà de ces ensembles à caractère décoratif, Michel II Corneille fut l’auteur d’un nombre considérable de dessins. La majeure partie d’entre eux dérive en fait de modèles, essentiellement bolonais, lesquels sont étroitement liés aux travaux que Michel II Corneille avait réalisés pour le grand amateur d’art Everhard Jabach. Vers la fin des années 1660, celui-ci avait demandé à un groupe de jeunes artistes, dont Michel Corneille, de retoucher ses dessins de maîtres, l’intention étant de mieux les vendre aux collections royales (ce qui advint en1671). L’artiste semble avoir cherché à étendre le concept, créant par lui-même des croquis évocateurs de ceux des Carrache ou de Giulio Romano. C’est dire que dans le domaine du tableau de chevalet à proprement parler, les témoignages de Michel II Corneille restent en tout petit nombre (et c’est la différence majeure avec Charles de La Fosse ainsi que les frères Bon et Louis de Boullogne, ses contemporains). Dans le domaine du Nouveau Testament, on ne peut guère citer qu’un Repos de la Fuite en Égypte (Louvre), deux versions de La Vierge à l’enfant avec saint Jean-Baptiste (musée d’Angers et musée de Chambéry), un Christ chez Marthe et Marie (Boughton House, Northamptonshire, Grande Bretagne), une Sainte Famille (commerce d’art en 1998) et un Saint Jérôme (Musée d’Orléans). Dans le domaine mythologique, on peut citer deux Bacchanales (musée de Grenoble et commerce d’art), l’Ancien Testament n’étant représenté que par un Moïse sauvé des eaux (récemment en salle de vente en 2015).
Or, l’œuvre que nous présentons est triplement exceptionnelle. Elle appartient d’abord à cette catégorie, si rare, des tableaux de chevalet de Michel II Corneille. Qui plus est, il s’agit d’une de ces illustrations de l’Ancien Testament (Genèse, XIX, 30-38), lesquelles sont pratiquement inexistantes dans le corpus de l’artiste. Mais surtout, Loth et ses filles apparaît comme l’un des tout premiers témoignages de l’artiste, très probablement peint à son retour d'Italie, comme le trahit l'atmosphère génoise de notre tableau, lieu de passage fréquent pour les artistes ayant fait le voyage, d’où les écarts avec la plupart des peintures, presque toutes nettement ultérieures. C’est en examinant les œuvres les plus anciennes de Michel II Corneille que surgissent des analogies. Un bon exemple est Sapho jouant de la lyre, l’une des voussures composant le décor du Salon de Mercure du château de Versailles (fig. 1), pourtant déjà relativement tardive.
fig. 1. © château de Versailles
Comme dans Loth et ses filles, on remarque un clair-obscur tout aussi marqué, les chevelures féminines prenant une apparence également dorée, et le même genre d’arbres : un large tronc donne naissance à quelques rameaux se détachant d’un ciel lumineux. Il importe aussi de relever l’analogie entre un dessin de Michel II Corneille conservé au Worcester Museum of Art (MA., U.S.A.), lequel représente Faustulus rapportant les petits Romulus et Rémus (fig. 2).
fig. 2. © Worcester Museum of Art
La silhouette assise du berger barbu est en effet totalement conforme à celle de Loth. De plus, la bergère presque allongée sur la droite, dans le même dessin, est particulièrement semblable à la fille de Loth. L’une comme l’autre sont en partie allongées, vues de dos, le drapé qui glisse révélant la nudité de la partie supérieure de leur corps.
Or, on n’a semble-t-il jamais prêté attention à un épisode très étrange du début de la carrière de Michel Corneille. Le 19 septembre 1663, il avait en effet été reçu académicien sur présentation de « son ouvrage », dont le sujet n’est pas précisé (A. de Montaiglon, Procès-verbaux de l’Académie royale…, Paris, 1881, t. I, p. 238). Curieusement, le 4 janvier 1665, le peintre revenait à l’Académie royale de peinture et sculpture muni de son morceau de réception, et promettait « de mettre une bordure convenable et de l’achever incessamment » (Ibid., p. 275). En admettant prématurément Michel II Corneille, le jury avait certainement fait preuve de bienveillance à l’égard du fils du cofondateur de la compagnie (on sait que le peintre Michel I Corneille, père de notre artiste, avait été l’un d’eux en 1648). Là non plus, pas de précision quant au sujet du morceau de réception de Michel II Corneille. Mais, ce qui pourrait sembler incompréhensible est la séance du 14 février 1671. Nous apprenons que Michel Corneille, dont il est bien dit qu’il « a été reçu en 1663 », était prié de faire d’ici une année « un tableau pour mettre à la salle », faute de quoi il serait déchu de sa réception (Ibid., pp. 356-357). On lui demandait donc bien de faire un morceau de réception, et la seule explication serait que l’artiste, qui devait soi-disant retoucher et encadrer son tableau, en 1665, l’avait repris pour le vendre. Ainsi le subterfuge de l’artiste s’était-il retourné contre lui, étant contraint de créer à nouveau un morceau de réception. Ironie de l’histoire, il allait abuser de l’Académie royale une seconde fois, non pas tant en raison du retard, puisque le tableau ne sera remis qu’en 1673. De fait, son morceau de réception n’était rien d’autre qu’une réduction du May de 1672 représentant La Vocation de saint Pierre et saint André (aujourd’hui au musée des Beaux-arts de Rennes). Il n’avait donc rien créé pour l’Académie royale, et on notera que les dimensions de l’œuvre (de 74 sur 60 cm) étaient infiniment plus petites que les peintures d’histoire servant de morceau de réception…
La question cruciale consiste à savoir si notre tableau n’est pas en fait le morceau de réception initial de Michel II Corneille. Son style, nous l’avons dit, trahit son caractère précoce, et ses dimensions imposantes (environ 1, 30 sur 1,82) sont totalement conformes à celles des morceaux de réception remis par les peintres d’histoire à l’Académie royale. A titre de comparaison, celui de Jean-Baptiste Corneille, frère cadet de notre artiste, qui fut remis en 1675, mesure 1,40 sur 1,80 (aujourd’hui à l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris). Si l’artiste avait repris son morceau de réception, c’était bien parce qu’il connaissait tout son potentiel auprès des amateurs d’art. La beauté du coloris unifié, fait de tons cuivrés et rouge pourpre, avait tout pour séduire. On note aussi la remarquable coiffe de la fille de Loth vue de dos, ses cheveux prenant l’apparence de fils d’or qui font écho aux pièces d’orfèvrerie. Loin d’évoquer la fidélité à laquelle on l’associe traditionnellement, le chien, qui est représenté endormi, est là pour annoncer les suites de l’ivresse. A moins que le Sommeil, considéré par la mythologie grecque comme le frère de la Mort, ne vienne annoncer l’extinction de la branche impure qui naîtra de Loth et ses filles.
fig. 3. détail © Arras, musée des Beaux-Arts
fig. 4. détail © Lyon, musée des Beaux-Arts
Il est à remarquer l’extrême rareté, dans la France de cette époque, des illustrations de Loth et ses filles. Celles-ci étaient déjà courantes dans les Pays-Bas (Lucas de Leyde, J. Metsys, Goltzius, A. Bloemaert, sans oublier Rubens) et même en Italie (Gentileschi, Guido Reni, Cantarini, Le Guerchin), mais on n’entrevoit guère de précédents en France. Le seul artiste né avant Corneille qui soit connu pour avoir illustré le sujet, serait Charles de La Fosse (Kassel, Gemäldegalerie). L’histoire de Loth et ses filles incarnait en fait le mal absolu si bien que la scène se limitait parfois à deux jeunes femmes faisant le service du vin à un vieillard (la vision du Guerchin le montre bien). Or, Michel Corneille n’a pas hésité à traduire la scène de séduction narrée par le récit biblique, allant même jusqu’à placer l’une des filles de Loth entre les jambes de celui-ci. Certes, Rubens avait bien saisi, auparavant, les implications érotiques du sujet (la version actuellement en prêt au Metropolitan Museum of Art de New York le montre bien). Michel Corneille en avait peut-être connaissance par une copie (puisqu’elle se trouvait alors aux Pays-Bas), ce qui expliquerait certaines analogies dans la silhouette conférée à Loth. Mais le plus curieux est l’apparence donnée à la tête de ce dernier, car elle n’est pas sans évoquer quelque saint Jérôme par Jacques Blanchard (on songe à celui du Musée de Budapest). A la même époque, celui qui posséda une Charité de Blanchard n’était autre que Jabach, lequel employait Michel II Corneille, comme nous l’avons dit, pour retoucher ses dessins (vendu pour les collections de Louis XIV en 1662, La Charité est aujourd’hui au Louvre). Au titre des comparaisons, ne manquons pas de citer la tête du Saint André (fig. 3) du May de Notre-Dame de Paris, La Vocation de saint Pierre et de saint André, peint par Michelle Corneille II en 1672 (musée des Beaux-Arts d’Arras), tout comme celle du dieu-fleuve (fig. 4) du Jugement de Pâris (musée des Beaux-Arts de Lyon). Dans ce contexte d’échanges multiples, on ne serait pas surpris d’apprendre que le Loth et ses filles avait été repris par Michel II Corneille pour être vendu à Jabach lui-même.
Fr. Marandet, Londres, le 2 septembre 2023.
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